Cover
Titel
Pionnières et Créatrices en Suisse romande XIXe et XXe siècles.


Herausgeber
Service pour la promotion de l'égalité
Erschienen
Genève 2004: Slatkine Reprints
Anzahl Seiten
408 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von
Marc-Antoine Kaeser

Initiative heureuse, répondant à un besoin manifeste, cet ouvrage collectif est le fruit d'une «aventure» longue et significative. Fondé sur une collaboration entre des associations féminines et le Service genevois pour la promotion de l'égalité, il a en effet vu le jour en 1996, au sein de l'atelier d'écriture «A faire A suivre» (atelier d'emplois temporaires pour personnes qualifiées au parcours atypique), pour n'éclore que huit ans plus tard. Par le biais de portraits ordonnés de manière alphabétique, les auteures et les auteurs y présentent en quelques pages le parcours de quelque cinquante-six personnalités féminines romandes qui se sont distinguées principalement dans les domaines culturel, scientifique, social ou politique.

En parcourant ce superbe volume à l'écriture soignée, abondamment illustré et doté d'une maquette élégante, l'historien éprouve cependant un certain malaise, qui tient à l'usage rétrograde de l'approche biographique mis en pratique dans cette entreprise. Compte tenu de l'inscription éditoriale défendue par les initiateurs de cet ouvrage, les destins humains dépeints ici se conforment en effet à une conception heureusement dépassée depuis longtemps, où la biographie ne servait qu'à livrer des figures exemplaires à l'identification des lecteurs, en donnant corps et chair aux vertus prônées par les autorités intellectuelles, culturelles ou morales. Comme il est du reste précisé dans l'introduction, cet ouvrage vise expressément à «[offrir] aux jeunes et aux générations futures les modèles auxquels ils auraient le droit de s'identifier»... Nous voici donc face à l'un de ces dictionnaires de «biographies victoriennes» tant en vogue dans la seconde moitié du XIXe siècle, où les vies illustres de Pasteur ou du général Dufour devaient servir à l'édification du bon peuple – le propos féministe se bornant à substituer à ces modèles masculins les portraits célébrés de Sophie Piccard ou d'Isabelle Eberhard. Ainsi, si cette initiative vient combler deux siècles de quasi-amnésie patriarcale à l'égard de figures largement méconnues, la réparation de ces torts s'accompagne d'une sorte de retour en arrière de près de cent cinquante ans dans l'écriture de la biographie – en contradiction fâcheuse, donc, avec le propos progressiste déclaré des auteurs.

On dit souvent que l'égalité des sexes ne sera réellement atteinte que lorsque l'on ne reprochera plus aux femmes ce que l'on tolère ou que l'on traite par le silence chez les hommes. Si nous jugeons utile de faire le compte rendu d'un ouvrage que nous aurions certes négligé s'il n'était doté de ce caractère féministe, c'est donc en premier lieu parce que nous souscrivons évidemment à ce postulat. Mais c'est également parce que nous craignons qu'à la mesure du relatif succès médiatique de cet ouvrage, sa facture ne conforte un certain nombre de préjugés condescendants à l'égard de la portée des entreprises féministes en matière scientifique.

De fait, la nature rétrograde de ce catalogue de «grandes femmes» est susceptible de masquer les contributions essentielles du féminisme, à travers les «études de genre», à l'écriture de la biographie. Depuis une vingtaine d'années, ce sont en effet les Gender studies qui ont probablement suscité les débats théoriques les plus fertiles, autorisant de la sorte le renouvellement nécessaire de ce genre biographique tant en vogue de nos jours. A cet égard, on peut relever l'examen critique des modes, des critères et des processus de la réussite sociale, auquel invitait en quelque sorte le contre-exemple des échecs féminins dans l'acquisition et la défense du statut de célébrité. De même, la focalisation sur les difficultés inhérentes aux parcours féminins a largement enrichi la réflexion sur la question de l'autonomie du sujet face à la norme sociale. En mettant en évidence la multiplicité de ces normes, de même que leur subjectivité, et partant, leur élasticité, il a enfin été possible de démontrer le caractère dynamique de la relation entre spécificité individuelle et représentativité contextuelle. Or ce sont ces réflexions décisives qui ont permis aux historiens de s'affranchir du verdict bourdieusien de l'«illusion biographique», en envisageant de manière plus constructive l'ancienne opposition stérile entre le contexte et le singulier – entre déterminisme social et liberté individuelle1.

En bref, si cet ouvrage s'attache à la mise en valeur de quelques dizaines de femmes romandes de ces deux derniers siècles, il ne rend guère justice aux contributions intellectuelles de la pensée féministe en matière historique. Ce qui demeure, c'est en définitive une lecture agréable ainsi que, espérons-le, une invitation à s'emparer de l'un ou l'autre des parcours retracés, parfois stimulants, pour en faire un usage plus fécond, dans la perspective critique d'une véritable histoire des femmes.

Citation:
Marc-Antoine Kaeser: Compte rendu de: Service pour la promotion de l'égalité, Pionnières et Créatrices en Suisse romande XIXe et XXe siècles, Genève, Slatkine, 2004, 408 p. Première publication dans: Revue historique neuchâteloise, année 142-4, 2005, p. 235-236.

Redaktion
Veröffentlicht am
16.12.2010
Redaktionell betreut durch
Weitere Informationen
Klassifikation
Region(en)
Mehr zum Buch
Inhalte und Rezensionen
Verfügbarkeit